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La plupart accédèrent à son désir. Quand ils furent rassemblés, le khalifa déchu leur dit : " Voyez aujourd'hui quels malheurs vous eussiez évités, en soutenant jadis El-Hadj-Abd-el-Kader contre le poste du Boudouaou. Si vous aviez défendu la Mitidja, l'infidèle ne serait point arrivé aux Krachnas ; si vous aviez défendu les Krachnas, il n'aurait pas atteint les Beni-Djâd ; si vous aviez défendu les Beni-Djâd, il n'aurait point écrasé les Aribs ; si vous aviez défendu les Aribs, il n'aurait jamais pénétré dans les montagnes des Nezlyouas. A moins d'être frappés d'aveuglement, ne voyez-vous donc pas qu'à l'aide de ce système d'égoïsme, le chrétien vous attaquera et vous réduira tous les uns après les autres ? "

Aussitôt les Flissas l'interrompirent en criant : " Ce n'est pas à nous qu'il en veut ; c'est à vous, à vous seul !

" - Je rends grâces à Dieu, répondit Ben-Salem, de ce que, moi seul ici, je sois fidèle musulman, puisque les ennemis de la religion ne persécutent que moi seul. Ne vous laissez point abuser : la France est une nation puissante, sachez-le ; elle n'envoie des armées dans ce pays que pour le conquérir en entier ; elle ne dépense tant d'or et tant de sang que pour vous asservir les uns comme les autres. Quant à moi, à peine sait-elle si j'existe. Il n'y a qu'un moyen d'arrêter ses envahissements ; attaquez vous-mêmes avec union et sans relâche ; punissez les renégats qui ont accepté le joug sans résistance. "

En ce moment, les Flissas voyant où tendait son discours, lui coupèrent de nouveau la parole :

" C'est vous, dirent-ils, qui êtes la source de tous les maux qu'ont supportés les tribus de la plaine, et de tous ceux qui nous menacent. Votre présence parmi nous est un danger ; retirez-vous de ce pays.

    

 

   
" - Où voulez-vous que j'aille ? demanda Ben-Salem.

" - A Oued-Cheyta ! lui fut-il répondu. "

Oued-Cheyta se trouve aux confins des Mâtekas et des Flissas ; c'est un lieu sauvage, boisé, que hantent les malfaiteurs et les bêtes féroces. Ben-Salem s'y rendit ; il mit de suite à profit la vénération qu'inspirait son caractère de marabout, pour pacifier les Flissas et les Mâtekas, dont les hostilités avaient pour théâtre habituel cette lisière redoutable. Quelle fut la récompense de ce bienfait ? On lui vola toutes ses mules et il les racheta fort cher chez l'oukaf (1) du pays. " Quand ils étaient en guerre, dit le malheureux khalifa, chacun des deux partis me respectait dans la crainte de me faire prononcer contre lui. Aujourd'hui que j'ai rétabli la paix entre eux, ils s'unissent pour me dépouiller.

Cependant Ben-Salem n'était pas encore au bout de ses ressources. Pendant ces trois dernières années, il avait recueilli les impôts sans en faire part à l'émir. Des sommes importantes se trouvaient de la sorte entre ses mains ; en outre, il avait évacué de Bel-Kraroube et déposé au Jurjura, chez l'Oukil de la chambre du marabout (bit Sidi ben-Abd-er-Rahman), les approvisionnements suivants : trente charges de poudre, trente mille balles de plomb, trente sacs de grenaille, dix sacs de pierres à fusil, trente tentes, cinq cents fusils, trente quintaux de biscuit, trois cents habillements de fantassin, et quelques objets accessoires. Rien ne lui manquait donc pour reprendre, du jour au lendemain, l'attitude d'un khalifa : les circonstances lui permirent d'espérer un moment ce retour de fortune.

Le duc d'Aumale commandait alors la subdivision de Médéah ; il était sorti du chef-lieu avec une colonne assez faible : la neige et le froid l'avaient fort gêné dans sa marche.

 

(1) Oukaf : receleur autorisé. Se reporter au chapitre II.

 
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