Ne trouvant aucune nouvelle d'El-Badj-Ahmet
chez les Issers, je me joignis à des Ameraouas qui étaient
venus au marché du Djemmâ, et je me rendis avec eux,
recommandé par Oulid-ben Amoun, au marché d'El-Sebt-el-Khodja.
Au marché d'El-Sebt, j'eus le bonheur de faire rencontre de
Bou-Charib, ancien khodja d'El-Berkani, et agha du Cherg du
Tittery, mon ancien maître et seigneur. Bou-Charib se
réjouit de me voir et me conduisit à
Sidi-Ahmet-Taieb-Oulid-Ben-Salem, auprès duquel il s'était
retiré, et qui se trouvait aussi au marché.
Après m'avoir demandé le but de mon
voyage, Ben-Salem me questionna sur ce que je savais des
projets des Français. Je lui dis que j'avais entendu dire
qu'au printemps ils devaient marcher contre les Kabyles, en
sortant d'Alger, de Médéah et de Sétif ; mais Ben-Salem eut
l'air de ne rien croire de mes paroles. II me demanda alors
des nouvelles du Tittery ; comment gouvernaient les Français,
si le général Marey avait pesé fortement sur le Dirah, si
Ben-Mahy-ed-Din était toujours bien avec les chrétiens ? II
me demanda aussi si j'avais entendu dire que les Français
eussent fait des razzias depuis peu. Je lui répondis alors
que nous vivions en paix et dans le respect de notre religion
et de notre propriété ; que le général Marey avait enlevé
beaucoup de grains aux gens de Djebel-Dirah, qui cependant
avaient pu ensemencer leurs terres ; que Ben-Mahy-ed-Din avait
de grands honneurs et une grande puissance ; j'ajoutai enfin
que les Français ne faisaient plus de razzias depuis quelque
temps. Ben-Salem dit alors à Bou-Charib : Nos amis nous
trompent, et ce que me dit ton serviteur m'indique assez
clairement que le sultan a quitté le pays ; s'il en était
autrement, les Français tiendraient encore la campagne et
feraient des razzias.
Le marché d'El-Sebt-el-Khodja ressemblait
à un camp plutôt qu'à un marché : l'arrivée prochaine des
Français occupait tous les esprits. Les Kabyles reprochaient
aux Ameraouas d'être, dans leurs cœurs, les serviteurs des
chrétiens ; ils ont dit à Bel-Kassem-ou-Kassy, leur chef,
qu'ils n'ignoraient pas que son frère
écrivait journellement à Alger, où il
vendait son honneur et la liberté de ses frères, dans
l'espoir de devenir le sultan des Kabyles. Ils ont engagé les
Ameraouas à se réfugier dans leurs montagnes avec leurs
familles et leurs richesses, et à défendre ensemble leur
indépendance. Bel-Kassem-ou-Kassy leur a répondu : "
Vous ne pouvez nous donner asile et nous ne pouvons aller chez
vous ; il me faut à moi seul 400 mulets pour emporter mes
biens, et mon frère en aurait besoin de 600 ; comment les
Ameraouas vivraient-ils dans votre pays ? Engagez plutôt
Ben-Salem à rester tranquille au milieu de vous, à retenir
ses cavaliers et à renoncer à ses projets sur le marché des
Issers ; il attirera sur nous la colère des Français, et
alors il n'y aura pas de salut pour aucun ; ils dévasteront
nos plaines, et il ne restera de grains ni pour nous, ni pour
vous. "
Bel-Kassem-ou-Kassy cache, par crainte des
Kabyles, ses intentions de soumission ; mais on est
généralement convaincu que lui et la majeure partie des
Ameraouas se rangeront du parti des Français quand l'armée
parviendra sur leur territoire. Ben-Salem a répondu à
El-Haoussein-ben-Zamoun (jeune homme qui commande aux Flissas
sous la tutelle du vieux Amer-Ouel-Hadji ), qui s'était
chargé de lui rapporter les paroles de Bel-Kassem-ou-Kassy :
" Je retiendrai mes cavaliers à cause de l'hospitalité
que j'ai trouvée chez vous et puisque vous le désirez ; mais
je quitterai le pays, car je vois que vous me trahiriez quand
les Français arriveront chez vous. "
La maison de Ben-Salem, m'a-t-on dit, ne se
compose plus que de 25 chevaux et de 100 fantassins ; il vit
retiré entre les Mâtekas et les Flissas. L'argent commence
à lui manquer, et il sera contraint de laisser courir ses
cavaliers pour qu'ils puissent vivre. Quant aux Flissas, j'ai
appris que leur jeune chef El-Haoussein-ben-Zamoun était
partisan des Français, mais que la tribu était loin de
partager ses opinions.