Les tolbas me firent entrer alors ; je
baisai leurs têtes, et ils me dirent de m'asseoir vis-à-vis
de mon gendre ; ma présence inattendue dans ces montagnes
l'avait frappé de stupeur. Je racontai alors aux tolbas mes
malheurs, ma longue et périlleuse pérégrination, après
laquelle Dieu m'avait conduit devant eux pour confondre le
méchant.
Les tolbas admirèrent ensemble les
décrets de la Providence, et reprochèrent vivement à mon
gendre la noirceur de son action. Mais El-Hadj-Ahmet, sortant
tout-à-coup de son abattement, commença contre moi des
imprécations effrayantes : il dit aux tolbas que j'étais un
chrétien, que par ma présence je souillais leur zaouïa ;
que j'avais été le khodja du colonel Yousouf, que mes
richesses étaient toutes impures, et que craignant de perdre
son âme dans ma fréquentation, il avait fui de ma tente en
emportant mes richesses impies pour les distribuer aux pauvres
musulmans.
Heureusement l'esprit de Dieu et de la justice était avec les
tolbas, et ils ne virent que le crime de celui qui avait
abandonné sa femme et son enfant pour voler les biens de son
père, de son bienfaiteur.
Les tolbas m'autorisèrent à me jeter sur
mon gendre et à le fouiller ; je trouvai, dans une bourse en
cuir placée sur sa peau, une somme de 900 boudjous, restant
de mon argent qu'il avait dissipé. Elle me fut rendue par les
tolbas, sans que je pusse leur faire rien accepter ; on me
rendit mon mulet qui avait été vendu à l'un d'eux, mais qui
n'avait pas encore été payé ; on me rendit aussi mon fusil,
mes pistolets garnis en argent et mes livres saints. Le
lendemain, les tolbas voulurent nous faire jurer l'oubli du
passé, et lurent sur mon gendre et sur moi le fatah pour
sceller notre réconciliation. J'engageai mon gendre à
revenir avec moi auprès de sa femme et de son enfant ; mais
craignant, au fond de son cœur, que je ne le livrasse aux
Français, il ne put jamais se résoudre à me suivre.
J'obtins de lui qu'il répudiât ma fille ; les tolbas le
délièrent de son engagement.
Je fus prié très-instamment par plusieurs
des tolbas de leur vendre mon mulet ; mais mes pieds étaient
blessés, J'étais malade, et je les priai à mon tour de me
laisser ma monture. Mon mulet leur faisait envie à cause de
sa haute taille ; ils en possèdent du reste fort peu : le
pays les nourrit difficilement, quoique les Kabyles fassent du
foin comme les Français, et parviennent à habituer leurs
mulets à manger, en place d'orge, des figues sèches et même
des olives.
Je quittai les tolbas, pénétré de
reconnaissance et d'admiration pour leurs hautes vertus, et je
pris le chemin de l'ouest pour regagner mon pays.
En arrivant chez les voisins des tolbas, je
fus surpris de ce que j'appris sur leur compte. On m'assura
que leur nombre s'élevait à 6 ou 700, que tous savaient lire
et se battaient volontiers. Marabouts dans leurs montagnes,
ils deviennent guerriers dangereux quand ils en sortent; ils
sont même querelleurs; coupent les chemins et font des
razzias.
Les tolbas sont aussi redoutés par leurs
voisins comme guerriers, que vénérés par eux comme savants.
Dans leurs courses, chacun d'eux est armé d'un fusil, d'un
long sabre et d'un bâton ferré ; ils se servent de ces
diverses armes selon l'ennemi auquel ils ont affaire ; ils
assomment les conducteurs inoffensifs des caravanes, et se
servent de leurs fusils on de leurs sabres contre les gens
armés qui veulent faire résistance. Les tolbas, comme
presque tous les Kabyles, vont tête nue l'été comme l'hiver
; l'huile et les figues forment à peu près toute leur
nourriture ; ils trempent des figues dans l'huile et les
mangent ; ils boivent de l'huile. Pendant l'hiver, qui est
très-rigoureux dans leurs montagnes, ils s'enduisent le corps
d'huile, et quand la neige tombe sur leurs fronts nus, on les
voit secouer la tête pour s'en débarrasser, comme font les bœufs.