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Dans le courant de la journée, on vit encore venir celui des Ameraouas, reconnaissable à ses drapeaux. Les spectateurs intéressés de ce vaste rassemblement, supputaient un à un la force numérique des groupes, et la longue vue en main, estimaient le total à quinze, à dix-huit, à vingt mille.

" Messieurs, dit froidement le Maréchal, ne, discutez pas sur leur nombre, ce nombre nous importe peu. Je voudrais pour ma part qu'ils fussent quarante mille ; car nous en tuerions davantage, et la leçon serait plus durable, sans que pour cela notre succès en devint moins assuré. Je vous l'ai déjà dit maintes fois : au-delà d'un certain nombre, au-delà du nombre qui leur permet de nous envelopper et d'agir en totalité contre nous, les masses confuses, tumultueuses, ne gagnent aucune force réelle par leur accroissement numérique ; au contraire, le désordre, la confusion augmentent en raison directe de leur multitude. "

Malgré cette proposition dont on ne contestait pas ouvertement la valeur théorique, il semblait bien audacieux et même téméraire d'attaquer, avec quatre à cinq mille baïonnettes, une infanterie quatre ou cinq fois plus nombreuse, tenant d'ailleurs une série de positions très-fortes. Ces doutes continuèrent à préoccuper des officiers même remarquables entre tous par leur vigueur d'exécution. Il y en eut d'un grade élevé, qui, mettant à profit des relations amicales avec le Gouverneur, mûs d'un intérêt sincère pour sa gloire, firent une dernière tentative pour le détourner de sa résolution, encore que tous les ordres eussent été donnés. Le Maréchal leur répondit avec son inébranlable conviction : " Voilà longtemps que je professe devant vous cette théorie de l'impuissance des masses irrégulières, en quelque nombre qu'elles soient, contre un certain effectif de troupes organisées. Eh bien ! Messieurs, demain je serai doublement satisfait de justifier ma théorie par une application. "

La ligne de l'ennemi formait, en face de nous, un grand angle 

    

 

   
rentrant, au sommet duquel venait aboutir une arête montueuse, plus accessible que la plupart des autres. Son origine était vis-à-vis notre camp et comme elle s'élevait entre deux ravins très-profonds, on pouvait la suivre sans s'exposer à aucune attaque de flanc. Telle devait être la direction de notre effort. Mais à la cime, notre tête de colonne se heurterait nécessairement à une résistance terrible. Le Maréchal espéra diminuer celle-ci en franchissant de nuit tout l'espace intermédiaire, et en brusquant au point du jour l'attaque décisive.

Un bataillon demeure à la garde du camp avec le convoi. Tout le reste de la colonne, dix bataillons sans sacs, cinq cents cavaliers français et le goum, sont sur pied, dans un profond silence, à deux heures du matin. Une pluie battante augmente de beaucoup les difficultés de la marche sur l'arête étroite, sinueuse et glissante qu'il faudra parcourir ; mais on en conçoit aussi l'espérance d'enlever par surprise les premiers points d'attaque. On entame la marche ; l'avant-garde d'abord, composée des zouaves et d'une compagnie de sapeurs, puis des cacolets et cent chevaux ; ensuite, sept autres bataillons. Deux bataillons sont attachés à la cavalerie, qui doit en masse occuper le lit de l'Oued-Kseb, où les fuyards seront précipités du haut des crêtes supérieures.

Mais revenons à la colonne principale qui gravit sa côte à grand peine, dans la boue et dans les ténèbres, tous ses cavaliers ayant mis pied à terre, et le Maréchal lui-même conduisant son cheval par la bride..... Au point du jour, l'avant-garde se trouve en face du premier des villages ; elle n'a pas été signalée. Point d'avant-postes ennemis : les guerriers kabyles ont été dans tous les hameaux d'alentour, s'abriter contre le mauvais temps. Soudain la fusillade les réveille, leur premier village vient d'être emporté brusquement ; déjà quelques-unes de nos compagnies se sont élancées sur les crêtes et les couronnent avec un élan remarquable. Malheureusement leur ardeur les entraîne trop loin.

 
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