Tout le reste était abandonné à l'émir, notamment Rachgoun et le
camp de la Tafna, Tlemcen et le Méchouar ; son autorité était
reconnue sur le Titteri. La manière très vague dont la limite de
nos possessions était indiquée dans la province d'Alger prêtait
à l'équivoque; ce fut, quelques années après, l'occasion de la
rupture.
Le plus grave, c'est que l'on consacrait une fois de plus les
prétentions de l'émir. La France pouvait entretenir auprès de lui
ou dans les villes soumises à son administration des agents qui
serviraient d'intermédiaires pour les contestations que nos
ressortissants auraient avec les Arabes. L'émir, de son côté,
bénéficiait de la même faculté dans les villes et ports
français. Les instructions du gouvernement prescrivaient d'exiger
des otages et un tribut annuel : d'otages il ne fut pas question; un
peu de blé et d'orge, quelques milliers de bœufs une fois donnés
tinrent lieu de tribut. Les erreurs et les obscurités du traité
Desmichels se retrouvent dans le traité Bugeaud ; tandis que le
texte français portait que l'émir reconnaissait la souveraineté
de la France, le texte arabe disait seulement : " Le prince des
fidèles sait que le sultan est grand. "
Le traité de la Tafna eut un triste épilogue : l'affaire Brossard.
Un général français fut accusé et convaincu d'avoir trempé dans
les intrigues compliquées du Juif Ben-Durand et d'avoir participé
aux bénéfices réalisés par celui-ci. Bugeaud lui-même, qui
avait demandé 100 000 boudjous (180 000 francs) pour les chemins
vicinaux de la Dordogne, en sortit quelque peu éclaboussé.
Aussitôt la convention signée, un aide-de-camp fut envoyé pour
en porter le texte à Paris; Bugeaud adressa en même temps
plusieurs dépêches pour expliquer les motifs qui l'avaient
déterminé à le conclure; le principal était de donner
satisfaction à la Chambre. Damrémont raisonnait autrement; selon
lui, l'émir devenait souverain indépendant, puisqu'il ne paierait
point de tribut et accréditerait des agents auprès de nos
autorités. Le traité équivalait en fait à l'abandon de
l'Algérie. Désavouer Bugeaud eût créé des difficultés, le
rappeler eût suscité des embarras politiques; le gouvernement
accepta le fait accompli.
Deux jours après la signature de la convention, le 1er juin, eut
lieu une entrevue entre Bugeaud et Abd-el-Kader. Bugeaud en a fait
le récit dans une lettre au comte Molé et dans un discours à la
Chambre des députés. L'entrevue terminée, comme l'émir demeurait
assis, Bugeaud lui dit : " Quand un général français se
lève devant toi, tu dois te lever aussi. " Et, joignant le
geste à la parole, il lui prit la main et l'obligea à se lever.
C'est la seule fois que les deux hommes se soient rencontrés.
Le traité de la Tafna, réédition aggravée du traité de 1834,
faisait d'Abd-el Kader le souverain des deux tiers de l'Algérie.
|