|
En 1841, Bugeaud a cinquante-sept ans. " Il était de haute
stature, dit un de ses secrétaires, et d'une vigueur peu commune;
il avait le visage plein et musculeux, légèrement gravé de petite
vérole; le teint fortement coloré, l'œil gris clair, le regard
perçant mais adouci dans la vie ordinaire par l'expression d'une
sympathique bienveillance; le nez légèrement aquilin, la bouche un
peu grande, la lèvre fine et railleuse. Quand la physionomie,
empreinte de franchise et de simplicité, s'animait tout à coup
sous le choc d'une pensée rapide, le génie rayonnait sur son front
large et puissant, couronné de cheveux très rares qui pointaient
en flammes argentées. " Son activité de corps et d'esprit
était prodigieuse. Il dormait fort peu et ne craignait pas de
réveiller son entourage lorsque le sommeil le fuyait; il écrivait
rarement lui-même, et toujours lentement et d'une main mal
assurée; mais ses secrétaires étaient continuellement occupés à
écrire sous sa dictée. Travailleur infatigable, il mettait ses
collaborateurs sur les dents ; mais son esprit, sa gaieté, son
entrain, sa bonhomie le faisaient aimer de ceux qui vivaient dans
son intimité. Paternel et grondeur, bourru bienfaisant, ses travers
accentuaient sa physionomie. Il aimait à parler et professait
toujours. C'était un merveilleux conteur, sachant donner à ses
récits un tour pittoresque et original.
Il n'était pas toujours facile à vivre. " Quand, dit
Guizot, le Roi, sur la demande du cabinet, nomma le général
Bugeaud gouverneur général de l'Algérie, je ne me dissimulai
point les conséquences de ce choix et les obligations, j'ajoute les
difficultés qu'il nous imposait. Le général Bugeaud n'était pas
un officier à qui l'on pouvait donner telles ou telles
instructions, avec la certitude qu'il se bornerait à les exécuter
de son mieux et à faire son chemin dans sa carrière en contentant
ses chefs. C'était un homme d'un esprit original et indépendant,
d'une imagination fervente et féconde, d'une volonté ardente, qui
pensait par lui-même et faisait une grande place à sa propre
pensée, en servant le pouvoir de qui il tenait sa mission. Ni
l'éducation, ni l'étude n'avaient, en la développant, réglé sa
forte nature. Jeté de bonne heure dans les rudes épreuves de la
vie militaire et trop tard dans les scènes compliquées de la vie
politique, il s'était formé par ses seules observations et sa
propre expérience, selon les instincts d'un bon sens hardi qui
manquait quelquefois de mesure et de tact, jamais de justesse ou de
puissance. Il avait sur toutes choses, en particulier sur la guerre
et les affaires d'Algérie, ses idées à lui, ses plans, ses
résolutions et non seulement il les poursuivait en fait, mais il
les proclamait d'avance en toute occasion, à tout venant, dans ses
conversations, dans ses correspondances, avec une force de
conviction et une verve de parole qui allaient croissant à mesure
qu'il rencontrait la contradiction et le doute.
|
|