On ne dispose pas comme en Amérique d'étendues quasi illimitées
de terres fertiles et l'on est en présence d'indigènes
agriculteurs qui ne tirent pas parti de la totalité des terres
qu'ils détiennent, mais qu'on ne saurait cependant dépouiller sans
injustice et sans péril. L'Algérie ne peut pas absorber, comme on
se l'est parfois imaginé, 2 à 300 000 émigrants par an. Les
crises de 1846 et de 1850 se sont produites précisément parce que
la capacité d'absorption avait été dépassée en 1845 et en 1848.
Si c'est une erreur de croire que les immigrants européens
peuvent affluer en masses compactes, c'en est une et non moins
grande de croire le peuplement rural impossible. Les villages dont
l'enfantement a été si laborieux sont aujourd'hui prospères et
sont la parure de l'Algérie. Voici par exemple le village de
Saint-Cloud. En 1846, un Espagnol, qui avait l'entreprise du service
des voitures d'Oran à Arzew, établit en ce point, dans une région
complètement inculte et déserte, un relais et une baraque, puis un
magasin de comestibles. Un peintre de passage décore la baraque
d'une enseigne qu'il intitule : " A Saint-Cloud. " En
1848, 350 colons sont envoyés et s'installent tant bien que mal,
plutôt mal que bien; ils sont huit dans une chambre. La fièvre, le
choléra les déciment; en trois ans, on compte 287 morts pour 134
naissances. Beaucoup repartent. Deux cents nouveaux colons arrivent
en 1850 pour combler les vides. Or, en 1898, Saint-Cloud fêtait son
cinquantenaire; un colon de 1848, le père Leslin, portait le
drapeau remis par La Moricière et pieusement conservé à la
mairie; Saint-Cloud avait 5 000 habitants, 500 hectares de vignes
donnant 200 000 hectolitres de vin qui valaient plus de 3 millions.
Et cette prospérité n'a cessé de s'accroître depuis lors. Rivoli
fêtait la même année son cinquantenaire; les doyens des colons
français, Hamelin et Chéradame, évoquaient en termes émus la
sollicitude du capitaine Magnin, directeur de la colonie. On
pourrait multiplier les exemples. Celui de Fort-de-l'Eau, où la
culture des primeurs enrichit 3 000 Européens, montre aussi qu'on
peut assimiler les étrangers : " Nous ne sommes plus des
Mahonnais, disent les habitants, nous sommes des Français
algériens, tout comme les. Lorrains, les Champenois ou les
Provençaux nés en Algérie. "
Encore faut-il des éléments français pour faire contrepoids.
Aussi l'intervention de l'État est-elle nécessaire; il ne saurait
se désintéresser complètement de la colonisation rurale; son
intervention, parfaitement justifiée dans son principe, fut trop
souvent maladroite et gauche dans ses méthodes, qu'il s'agisse des
colonies militaires de Bugeaud ou des colonies d'ouvriers parisiens
de 1848. D'où la réaction excessive du Second Empire, qui
renoncera au peuplement et ne s'intéressera qu'aux grandes
sociétés.
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