Le douar-commune, unité administrative, était appelé à remplacer
la tribu, unité politique et sociale; le plus souvent, d'une tribu
on fit deux douars-communes, auxquels on ne conserva même pas le
nom de la tribu mère, qui fut effacé de la carte. Le but final
était l'établissement de la propriété individuelle, avec, comme
conséquence, la disparition du pouvoir des grands chefs, de
l'aristocratie indigène.
C'était bien là effectivement ce qu'on avait cherché :
" Le gouvernement, disait le général Allard dans l'exposé
des motifs du sénatus-consulte, ne perdra pas de vue que la
tendance de sa politique doit être l'amoindrissement de l'influence
des chefs et la désagrégation de la tribu. " - " Par la
tribu, disait à son tour M. de Casabianca, le peuple arabe est
livré à l'arbitraire des chefs, à leur domination civile et
religieuse qui le rend incapable de tout progrès; c'est la tribu
qui depuis des siècles maintient ce peuple dans l'ignorance et
l'incurie; c'est par elle que la terre reste inculte, que les
forêts disparaissent, que le bétail s'amoindrit, que l'industrie
agricole est impossible, le progrès moral nul, la barbarie
perpétuée. "
Jules Duval était également de cet avis : " Seuls,
écrivait-il, l'individu et la famille indigènes ont droit à notre
protection; la tribu, forme accidentelle et périssable, obstacle à
l'appropriation du sol, base du pouvoir et de la fortune des chefs,
doit se transformer ou disparaître. " Le sénatus-consulte de
1863 a détruit l'organisation mi-patriarcale, mi-féodale des
indigènes; instrument de pulvérisation sociale, il nous a mis en
présence, selon le mot de M. Jules Cambon, d'une poussière
d'hommes, d'un troupeau sans bergers.
L'administration locale était peu favorable à l'application
rapide du sénatus-consulte, qu'elle jugeait de nature à ouvrir une
crise profonde dans la société indigène. Les opérations furent
au début très lentes; on les suspendit même et les instructions
définitives du gouverneur général ne furent envoyées que le 1er
mars 1865. Jusqu'en 1870, on délimita seulement les tribus et les
douars; à cet égard, des résultats importants furent obtenus. Les
opérations portèrent sur 8 millions d'hectares, 372 tribus, 667
douars. La superficie ainsi délimitée comprenait 1 million
d'hectares de biens communaux, 3 millions d'hectares de propriétés
privées (terres dites melk), 1 500 000 hectares de terres
collectives, 1 million d'hectares revenant à l'État. Mais la
troisième opération prévue par le sénatus-consulte, la
constitution de la propriété individuelle, ne fut nulle part
entamée. Or, comme la loi avait décidé que les terres seraient
inaliénables jusqu'à la délivrance des titres constatant la
propriété privée, une masse de biens-fonds était immobilisée,
les transactions foncières arrêtées, la colonisation paralysée.
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