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Le chef de bataillon, Salomon de Musis, du 2e bataillon d'Afrique, est investi du commandement provisoire. Cet officier, moins pénétré que son prédécesseur des vues restreintes du gouvernement sur Bougie, se flatte d'y jouer un rôle politique, et reprend avec Mohammed-ou-Amzian des négociations que l'expérience paraissait avoir condamnées. Mais au lieu d'un simple avortement, elles produisirent cette fois, la plus horrible catastrophe.

Deux versions principales ont été émises sur les causes de l'attentat dont on va lire le récit. Selon la première, Mohammed-ou-Amzian serait devenu suspect aux Kabyles par ses relations continuelles avec les chrétiens. A ce propos, il avait même été question de lui imposer une amende. Enfin, quelques intrigues nouées avec le bey de Constantine auraient également pesé dans la balance, et conduit Amzian à donner, aux uns comme aux autres, une éclatante garantie de rupture éternelle avec les chrétiens. Cette explication empruntée à certaines idées, à certaines réminiscences de politique européenne, nous satisfait beaucoup moins que la suivante, toute conforme aux mœurs kabyles.

Voici cette seconde explication. Malgré plusieurs tendances de rapprochement entre Amzian et le nouveau commandant supérieur, les Kabyles avaient renouvelé, dans les premières journées de juin, leurs attaques contre nos postes ; et le 7, en particulier, la blockhaus d'Oriac avait été très-compromis. Dans la soirée, un Kabyle qui fut reconnu, plus tard, pour être marabout et intime ami d'Amzian, s'acheminait du côté de la ville, quoique la fusillade s'y prolongeât encore. Cet homme était à la vérité désarmé ; mais soit faute d'y avoir pris garde, soit par suite de l'échauffement trop commun après une affaire sérieuse, on fit feu sûr lui, et le malheureux tomba mort près de la maison crénelée. C'était, avons-nous dit, un marabout, un ami d'Amzian, et, de plus, il en avait reçu l'anaya.

    

 

   
Les renseignements donnée plus haut sur l'anaya en général suffisent pour expliquer le reste.

Amzian envoya de suite exposer son grief ait commandant supérieur. Celui-ci, mieux informé des mœurs kabyles, aurait sans doute rejeté sur l'ignorance ou l'inattention le viol d'un sauf-conduit si vénéré ; mais n'y attachant pas grande importance et irrité dans ce moment contre le cheikh, à cause des dernières agressions, il rudoya son émissaire, qui publia partout le mépris manifeste du commandant chrétien pour l'anaya kabyle. Dès lors entrait en jeu non seulement l'amour propre d'Amzian, mais l'amour-propre national ; l'injure devenait publique, et le préjugé, trop aveugle pour apprécier des nuances d'intention, réclamait, à grands cris, une vengeance mémorable.

En pareil cas, les Kabyles entr'eux se déclarent une guerre loyale qui n'exclut pas toujours l'assassinat ; mais ici, la guerre existait déjà, et ses phases antérieures permettaient difficilement d'en attendre la réparation voulue. Entraîné par son propre ressentiment ou par les reproches sanglants de ses concitoyens, Amzian ne recula devant aucune perfidie pour obtenir cette satisfaction sanglante.

Un guet-apens est préparé ; le penchant déplorable du commandant Salomon de Musis pour les négociations politiques, doit l'y faire tomber. En effet, c'est une entrevue qu'Amzian lui envoie demander par lettre ; et, de loin, on aperçoit le cheikh dans la plaine, suivi de quelques cavaliers. Mais laissons raconter ces détails par un témoin presque oculaire (1) :

Le cavalier arrive à Bougie, à dix heures du matin, et presse le commandant de descendre. Celui-ci hésite, ne veut pas ; il est malade et languissant dans son lit. Dans tous les cas, il déclare

 

(1) M. le chef-d'escadron d'artillerie Lapone. - Voir en outre la note E.

 
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