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La famille de Ben-Salem donnait la première un exemple marqué de ces désunions domestiques. Les frères de l'ex-khalifa commençaient à s'isoler de lui plus ou moins, depuis que cette parenté, autrefois féconde en honneurs, semblait prête à devenir un motif de proscription. Si Omar-Ben-Salem écrivait à notre agha des Krachnas : " Ne dites pas que j'ai les mêmes sentiments, les mêmes idées que mon frère, car j'ai épousé la femme de Sidi El-Hadj-Ali-ben-Si-Saâdi (1), et je vis chez les Issers où je ne demande que le repos. J'ai reçu la lettre par laquelle vous m'instruisez que les Français laisseraient mon frère libre d'aller à la Mecque, ou même d'habiter Alger avec l'aman. Je vous en remercie, mais il n'est nullement disposé à suivre ces conseils, malgré qu'il eût manifesté le désir, autrefois, de visiter le tombeau du Prophète. Actuellement les Kabyles l'ont pris pour chef, et il le dirige depuis qu'ils ont appris que les infidèles allaient marcher contre eux. Je vous prie de penser à moi ; je suis seul, et mon cœur est affligé que vous m'ayez mis sur la même ligne que mon frère, puisque cela me fait redouter la colère des Français, si je venais à me rendre chez vous. Je ne suis pas de mon frère, et mon frère n'est pas de moi ; j'ai ma famille d'un côté, il a la sienne d'un autre et personne ne suit mes avis.

Des deux autres frères du khalifa, l'un, Ali, s'était rendu aux chrétiens ; l'autre, Zeïd, était resté fidèle au chef de la famille ; et voici dans quels termes il répondait au précédent :

" Ne nous écrivez plus : nous et notre frère nous vous fuirons en conservant notre religion ; de montagne en montagne nous arriverons à Tunis ; ainsi, il n'y aura plus rien de commun entre nous. N'écrivez plus aux Ameraouas; votre frère a su que vous correspondiez avec eux, et il a voulu diriger une razzia sur vous ; mais nous lui avons dit : " Laissez le s'ingénier pour vivre ! " N'espérez pas que les chrétiens vous donnent des emplois ; une 

 

(1) Le même qui avait précédé Ben-Salem au pouvoir et était resté son rival. Chap. V.

    

 

   
fois dépouillé du prestige que vous tiriez de nous, ils ne vous regarderont même pas. Quant à nous, n'imaginez pas que jamais nous vous recevions en grâce. Une leçon suffit au sage. "

Pendant que l'inquiétude relâchait ainsi les liens de l'amitié fraternelle, d'autres causes préparaient un coup plus sensible au cœur de Ben-Salem ; et là, l'influence française ne devait figurer qu'au dénouement.

Ben-Salem avait un fils âgé d'environ dix-huit ans ; il l'élevait avec sévérité et refusait de le marier à sa jeune cousine dont il était épris, prétendant lui faire consacrer encore des années entières à l'étude des livres saints. Ce jeune homme, qu'un goût vif entraînait vers la chasse, les femmes et tous les plaisirs, prit la résolution de se soustraire à l'autorité paternelle. Il s'entendit avec un jeune taleb appelé Badaoui, dont le père habitait Alger, et leur fuite en commun fut concertée.

Si Badaoui sollicita d'abord de Ben-Salem la permission d'aller au marché des Flissas et l'obtint ; mais, au lieu de s'y rendre, il prit la route de Dellys ; il s'arrêta la nuit en un lieu convenu où le jeune Ben-Salem ne tarda point à le rejoindre après s'être évadé. Les fugitifs s'acheminèrent alors à grands pas et droit sur le Fondouk ; ils se rendirent entre les mains du caïd El-Arbi, ancien ami de leur famille, qui avait reçu l'investiture des Français : celui-ci s'empressa de les amener à Alger. Tout heureux que fut l'incident, il y causa quelque embarras ; la persistance de Ben Salem à repousser nos ouvertures indirectes détermina l'autorité à envoyer le fils en France, pour y finir son éducation sous l'empire de faits et d'idées propres à nous l'attacher un jour. Son compagnon devint khodja (secrétaire) à la direction central centrale des affaires arabes.

Au premier bruit de cette fuite, les Kabyles ; ombrageux comme 

 
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